Relire «la mémoire aux abois»:un roman sur les disparus




Les disparus sont ceux-là qui sont plongés dans le grand vide du temps. Ces âmes qui ont embrassé à l’aube le silence éternel. Ils représentent nos proches, l’enfant de la voisine ou la voisine elle-même, le passager du bus, l’inconnu au bas de la rue. Ils sont nombreux ceux-là qui ont  fait le saut avant nous. À un moment donné, ils surgissent et deviennent ceux qui nous hantent. Nos souvenirs. Ils s’érigent en fantôme avec la rétine marquée de traces du long voyage et nous rappellent qu’eux  également ont vécu pendant une durée. À présent, ils logent au pays des absents.

  Soudain, c’est la grande vérité qui nous frappe au cœur. Cruelle est la mort!



Ambitieux! 

À la mesure de nos dispositions humaines, on fait le choix de les réhabiliter. Raconter leur histoire. Leur offrir une seconde chance. Une deuxième vie.   La Mémoire aux abois s’inscrit dans cette logique.


Un roman d’Evelyne TROUILLOT, publié à Port-au-Prince aux Éditions Atelier Jeudi Soir en 2010. Ce texte par rapport à son dispositif sémantique, un ensemble de signes encodés de manière subtile par l’auteure, des indices entre autres, repères chronologiques et référents historiques, un lecteur suivant sa culture, notamment,  s’il dispose des éléments d’informations sur l’histoire d’Haïti, peut les relier à une époque. Ce texte nous renvoie effectivement à la période de dictature des Duvalier. La plus funeste parmi celles qui ont été instituées  dans l'Amérique latine du 20 siècle (Gérard Pierre Charles,1973). 1957-1986.


Une intervalle sanglante

 29 Ans de terreur, de morts violentes, d’exils, d’expulsions, de viols,  de censures . 29 ans d’une longue nuit terrifiante.


Sur le déversement d’une parole suffocante. Tantôt, on s'évapore dans de longues phrases, tantôt on ressent une urgence dans le dire.  On est à l’écoute de deux voix qui s’alternent en racontant la même histoire. Chacune a son rythme. Chacune amène ses morceaux pour coudre le récit. L’une qui revisite les lieux sombres du passé et énonçant les moindres faits et gestes de la veuve du grand dictateur dans son agonie, coincée dans cet hospice au pays des Gaulois. L’autre qui s’affirme. Cette dernière est une voix blessée,brisée , une mémoire qui se vide.Une parmi les mille et une victimes de la machine sanguinaire de Papa Doc. Un père et un frère assassinés pour leurs idées de gauche. Une mère malgré, a survécu n’a pas su échapper au poids du chagrin. Tous morts et bien d’autres. Et comme par hasard, son boulot est de prendre soin de la veuve. Telle est  l’horrible charge. Entre le respect de l'éthique et la vengeance, une guerre se déploie.



Par ailleurs, ce roman nous interpelle à un autre degré en ce qui concerne le tableau qu’il dresse de la période. Ces Tontons Macoutes dans le temps, bourreaux et privilégiés du régime qui pillaient systématiquement,  peut-être privés délibérément de leurs lunettes noires, mais rançonnent, assassinent et tuent encore de nos jours. Ils agissent de nouveau pour le gouvernement  selon l’analyse de certains dont quelques actes arrivent à confirmer.

On continue à compter  ces malheureux retours incertains, ces journées ensanglantées ,ces exils forcés. On peut encore lire cette peur criante de l’intelligence traduite par l'indifférence d’un État par rapport à la fermeture forcée des écoles, universités, centres d'étude du pays. Le peuple ne souffre, ne se consume pas moins comparativement à la période de la grande tyrannie des Duvalier. Si à cette époque, on rêvait de la liberté , on nourrissait l’idée de partir. Aujourd'hui de la même manière,on les chérit, ces désirs.  Alors, qu’appelle-t-on Être aux abois sinon qu’un peuple inoffensif, dépourvu même de son élan de survie, trahi et qui assiste à son délabrement.




 Auteur: Emmanuel PACORME

 Étudiant en communication sociale à l’Université d'État d'Haïti



Avec le Salon du livre de Port-au-Prince 

                                  

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